Vingt-cinq suicides en vingt mois ont bouleversé France Télécom. Face à cette situation dramatique, l'état-major du numéro un français des télécoms, fait d'une belle brochette d'ingénieurs tout à leur rationalité, n'a pas brillé par son intelligence de situation. Didier Lombard, le PDG, jusqu'à présent auréolé d'une image d'innovateur qui a hissé son entreprise parmi les champions mondiaux du secteur, a manqué d'empathie. Sans doute est- ce le défi le plus difficile à relever pour des managers habités de leurs certitudes ? ........

 Désormais aux manettes d'un groupe de plus de 120000 personnes en France, dont 65% de fonctionnaires, il a d'abord eu pour tâche de faire partir un salarié sur cinq en deux ans sans plan social. Surtout, France Télécom vit une double mutation : de statut - d'une administration à une entreprise privée en concurrence - et de technologie - du téléphone filaire au mobile, Internet et médias. Cet incroyable défi social, Lombard le sous-traite à ses lieutenants. «Lombard, avant la crise, on ne le voyait jamais, remarque Philippe Méric, délégué de SUD. Son grand tort a été de laisser les clés de l'Hexagone au DRH, Olivier Barberot, et au directeur de la France, Louis-Pierre Wenes. Deux hommes de Thierry Breton dont le savoir- faire était de maintenir les équipes sous tension. Peut-être nécessaire en 2002, quand la boîte était au bord du dépôt de bilan, mais, sur la durée, c'est devenu intenable.»
Une ligne de défense gênée
La crise éclate le 14 juillet, avec le dix-huitième suicide recensé par l'Observatoire du stress et des mobilités forcées, mis en place par les syndicats SUD et CFE-CGC. Le cadre laisse une lettre accablante :«Je me suicide à cause de mon travail à France Télécom. C'est la seule cause.» En vacances en Asie, Lombard inaugure une série de conférence calls qui vont rythmer son été. «Même en congé, il a senti que le sujet pouvait devenir grave», témoigne un proche. Mais la consigne est de rester discret. «Si nous avons évité de trop en parler, c'est parce que les experts l'ont recommandé pour éviter l'effet de contagion sur nos personnels en souffrance», assure-t-on à France Télécom. Et, quand on parle, la ligne de défense reste purement statistique : il n'y a pas plus de suicides à France Télécom que dans la moyenne de la population, ce qui est exact. Ce discours est pourtant une forme de déni.
Car, au fond, Lombard refuse de lier le drame des suicides - qui, pour lui, relèvent de cas personnels d'employés fragiles - au problème global du stress au travail. Pas question de revenir sur ces «outils de management formatés venant de cabinets de consutting anglo-saxons plaqués sur une population quinquagénaire et imprégnée de l'esprit de service public, [des outils] générateurs de stress à haut débit», pour reprendre les mots de Pierre Morville, délégué CFE-CGC.
Il faut attendre le 10 septembre pour voir naître un plan d'urgence. Un nouveau drame est survenu - un technicien se plante un couteau dans le ventre en pleine réunion d'équipe -, entraînant un train de mesures, dont un moratoire sur les mobilités, l'ouverture de négociations sur le stress, le recours à l'expert psychiatre Eric Albert ........et un audit commandé au cabinet Technologia.
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Le PDG, jusqu'alors silencieux, part enfin en campagne sur le thème du «nouveau contrat social». Mais peu à l'aise dans l'exercice, il accumule les bourdes, parlant de la série de suicides comme d'un «petit choc», et même d'une «mode».
Didier Lombard ne parvient pas à quitter le registre du rationnel pour aller vers l'émotionnel. «Les médias se sont déchaînés, il s'est senti agressé et a perdu confiance en son service de com», relate un de ses proches. ...........
Et puis, début octobre, le PDG se dit qu'il lui faut quelqu'un pour l'aider à réduire l'antagonisme entre son monde structuré et les mots que l'opinion veut entendre. Ce sera le spin doctor Stéphane Fouks, patron d'Euro RSCG, qui s'y collera Le poussera à sacrifier le cost killer Louis-Pierre Wenes comme fusible. Et le convaincra de faire enfin - comme son service de com l'y exhorte depuis près de deux mois - son vrai mea culpa. ............
Un patron tétanisé
Reste que même s'il a abandonné ses tableaux d'indicateurs financiers, le PDG n'est toujours pas persuadé que cette crise révèle un malaise global grave à France Télécom.  «.
................. Lombard est vraiment affecté par ce qu'il découvre du mal-être des salariés. Mais il est aussi tétanisé à l'idée que son grand oeuvre de transformation de France Télécom, dont il est fier, soit écrasé par cette crise sociale...» ........

Source Challenges
Gaëlle Macke