samedi 2 janvier 2010

Le mérite


YVES MICHAUD Philosophe

« Il est impossible de se passer de la notion de mérite »

Paru dans Entreprise & Carrières, N° 984 du 12/01/2010
Le système méritocratique ne fonctionne plus, car il est devenu inégalitaire. Pourtant, il est impossible de se passer de la notion de mérite, notamment dans le monde de l'entreprise, qui a besoin de sélectionner et d'évaluer.
E & C : L'idéologie du mérite imprègne notre société, portée par l'élitisme républicain en France ou par l'individualisme anglo-saxon. Sur quoi se fonde-t-elle ?
Yves Michaud : Elle se fonde sur l'idée que nos actions, outre leurs effets immédiats, ont aussi des conséquences morales, religieuses et de reconnaissance. C'est l'idée que nos actions ne changent pas seulement mécaniquement la réalité, mais nous valent en plus soit la bienveillance de Dieu, soit celle de nos compatriotes. Derrière l'idée de mérite, il y a celle de la recherche de reconnaissance. On touche là à une notion morale et de sociabilité. Il y a une recherche de l'estime d'autrui, même si cela s'est beaucoup affaibli dans notre société très individualiste.
E & C : Vous évoquez dans votre livre* deux aspirations connexes : l'aspiration à voir ses mérites reconnus et celle à l'égalité des droits. Ne sont-elles pas contradictoires ?
Y. M. : Au départ, non. La sélection des personnes selon les compétences, les capacités, les talents, répond à une demande d'égalité : c'est en finir avec la société des privilèges et avec les castes. Tous les citoyens sont appelés à pouvoir remplir toutes les fonctions, ce qui n'était pas le cas dans l'Ancien Régime. Dans la plupart des sociétés européennes, et pas seulement la France, il fallait être noble pour occuper certaines positions. La Révolution française a instauré la sélection méritocratique. Ce système fonctionne assez bien tout au long du XIXe siècle parce que l'on a affaire à des métiers définissables et pour lesquels il n'y a pas une foule de candidats à la promotion sociale. On est dans des sociétés qui sont relativement stables et statiques, où l'on ne quitte pas facilement son rang social. Néanmoins, la méritocratie républicaine est une réalité pour les gens doués : c'est le fils de paysan qui entre à Normale Sup ou à Polytechnique et qui va devenir un grand patron après avoir été un grand ingénieur ou un scientifique. Mais aujourd'hui, ce système est devenu inégalitaire, tout le monde en convient.
E & C : Pourquoi ?
Y. M. : Dans sa maladie organisatrice, Napoléon a instauré une sélection méritocratique avec un système d'entonnoir - tout le monde au départ, une poignée d'excellents à l'arrivée - qui a produit une oligarchie. Nous sommes dans un régime de castes, où les gens se réservent les places de pouvoir pour toute leur carrière. Ce sont des personnes intelligentes, mais qui ont soigneusement pris le soin de refermer la porte derrière elles.
Par ailleurs, les positions sont devenues complexes et l'information joue un rôle prépondérant pour pouvoir les occuper. Les capacités ne suffisent plus : il faut connaître les canaux de la mobilité sociale. C'est là que les éléments d'inégalité réapparaissent : ce sont les conditions d'éducation, le milieu social, non pas le collège ou le lycée, qui permettent d'accéder aux bonnes écoles ou de faire le bon stage.
E & C : Si la méritocratie à la française est devenue une fiction, peut-on se passer de la notion de mérite ?
Y. M. : Non, et pour deux raisons. D'une part, il faut quand même bien faire des différences, ne serait-ce que pour effectuer des sélections professionnelles. Donc, on a besoin de critères de sélection. Je ne vois pas comment, en dehors du mérite, c'est-à-dire de l'évaluation des capacités, on peut sélectionner les compétences. D'autre part, il faut qu'un certain sentiment de justice soit respecté, c'est-à-dire que ceux qui travaillent mieux soient récompensés. Les enquêtes montrent que tous les salariés admettent la rémunération au mérite. Le problème, c'est celui de la mesure. Comment mesure-t-on la participation supplémentaire ?
E & C : C'est précisément la tâche des DRH que de mesurer les talents et de les rétribuer. Comment mettre en place un juste système de rémunération au mérite ?
Y. M. : L'exercice n'est pas simple, car les tâches sont devenues aujourd'hui à la fois complexes et éminemment collectives. Néanmoins, je pense qu'il est tout à fait faisable de mettre en place une rémunération à la performance, mais à condition d'avoir des indicateurs bien définis, éprouvés et surtout bien acceptés par tous. Cet aspect est très important si l'on ne veut pas qu'ils soient contournés. Il me paraît intéressant, aussi, de faire intervenir, non seulement une évaluation du haut en bas, mais horizontale, comme cela est pratiqué dans certaines entreprises américaines. La rémunération de la performance collective - par service, par équipe - me semble également une piste intéressante. Je suis très intéressé par la notion d'évaluation et je la trouve indispensable dans nos sociétés, faute de quoi, on laisse la place au flou, aux relations. Ou alors, on tombe dans l'égalitarisme, ce qui n'est pas productif.
Le problème, en revanche, est la question de la proportion de la récompense. Ce qui ne va pas, aujourd'hui, c'est la disproportion. Pendant longtemps, les écarts de salaire ont été relativement modérés - de 1 à 30, au maximum. Mais le système a complètement explosé. Les bonus sont devenus extravagants, les parachutes dorés exorbitants, les rémunérations sans rapport avec le mérite et la performance. La dérive du mérite est qu'aujourd'hui, certaines personnes évaluent elles-mêmes leurs mérites.

Entreprise et carrière