samedi 19 décembre 2009

Aux Etats Unis en 1927, l'enquête sociale fondatrice.




Pourrait-on suggérer à ceux qui ont quelque responsabilité de s'intéresser à un livre dont la lecture pourrait leur donner les mots pour le dire et éventuellement pour le comprendre. Le titre Management and the Worker est d'actualité, les auteurs - F. J. Roethlisberger et W. J. Dickson - étaient l'un sociologue à l'université Harvard et l'autre directeur de recherche chez Western Electric. Le livre compte 604 pages grand format et a été publié aux Etats-Unis en 1939.
Mais qui va prendre le temps de cette lecture ? Pourquoi s'intéresser à un ouvrage aussi ancien ? Ces arguments pèsent bon poids. Ils m'ont décidé à proposer une brève présentation de sa matière : une recherche qui fut une véritable aventure scientifique dont les acquis sont aussi pertinents aujourd'hui qu'ils l'étaient hier.
Il y est question de rendement et de profit. Mais, à l'époque, pour augmenter l'un et l'autre sans accroître la fatigue, certains dirigeants industriels entendent connaître avant d'agir. C'est en 1927 que se fait la rencontre entre l'entreprise et les sociologues de l'université Harvard et que commence l'étude Hawthorne (du nom de l'usine du groupe Western Electric) qui ne va s'arrêter que dans les années 1930 sous l'influence grandissante de la crise économique.
Pour simplifier, distinguons trois étapes. La première porte sur l'observation du travail d'un groupe d'ouvrières afin d'étudier les relations entre la fatigue et les variations dans les pauses, les horaires, la durée de la semaine de travail. Trois années après : perplexité ! Pourquoi, par exemple, dans des situations de travail successives identiques, le rendement individuel ne cesse-t-il d'augmenter ?
Perplexité d'autant plus grande qu'une étude préalable, qui portait sur les effets des conditions physiques du travail sur la fatigue des ouvriers, avait, par exemple, permis de constater que le rendement ouvrier augmentait avec la baisse de l'intensité de l'éclairage. Par deux fois, l'interprétation mécaniste de l'action humaine était invalidée. Or c'était sur elle qu'étaient fondées la représentation et l'organisation du travail. L'équipe de recherche fait alors le constat qu'elle ignore la réalité de l'entreprise.
La deuxième étape est insensée. Pour connaître une réalité inconnue, il faut s'en donner les moyens. Une enquête est donc lancée. D'abord avec un questionnaire, mais l'instrument sera vite abandonné : sa construction présuppose un savoir qui justement n'existe pas. C'est donc une parole "libre" qui trouve son expression dans plus de 20 000 entretiens souvent fort longs. Une fois encore, les surprises seront nombreuses. Une double ouverture théorique s'ensuit : les travaux de Janet et de Freud sont mobilisés dans une perspective de psychopathologie, et l'ethnologue William Llyod Warner rejoint l'équipe
La troisième étape, décisive, porte sur une réalité que les entretiens ont permis d'entr'apercevoir : la présence et l'influence des groupes spontanés dits aussi "primaires". L'observation prolongée, quasi ethnographique, des actions et interactions des ouvriers d'un atelier met en évidence que les groupes spontanés sont non seulement omniprésents, mais aussi que chacun d'entre eux est ordonné par une hiérarchie sociale, des mécanismes de contrôle et des formes de solidarité. C'est l'appartenance à ces groupes qui fixe le sens que leurs membres assignent à leur travail et à leur situation de travail. L'entreprise ne peut plus dès lors être considérée comme un agrégat d'individus : à côté de l'organisation officielle, elle contient une organisation informelle, invisible et influente. La sociologie industrielle est née.
Pour prendre la mesure de cet acquis, pour comprendre son actualité, il suffit d'esquisser le tableau des changements organisationnels intervenus depuis vingt ans. Au nom de l'intensité de la concurrence et de la recherche du profit maximal, le management néolibéral s'est employé à construire une entreprise fondée sur l'individualisation des objectifs, des moyens, des responsabilités, des pressions, des évaluations et des sanctions. Il a imposé le dévouement inconditionnel à l'entreprise dont les marqueurs les plus expressifs sont la surcharge de travail, la disparition de la vie familiale et la docilité devant les "exigences" de mobilité.
Les conséquences ne sont pas difficiles à identifier : ce que l'on nommait les "relations humaines" ne le sont plus, remplacées par l'indifférence généralisée. Chacun, dans la lutte contre tous, gère son capital de compétence et de réputation qui doit lui permettre d'améliorer sa position. C'est la première fois, à cette échelle, que le marché concurrentiel est devenu une forme d'organisation du travail. Son extension et son intensification rencontrent d'autant moins de limites que l'atomisation sociale, couplée à la menace du licenciement et à la crainte du chômage, favorise la soumission collective. Les structures sociales informelles ont été balayées par un régime de concurrence individuelle généralisée.
Les arguments économiques sont loin d'expliquer l'emprise du management néolibéral sur les grandes entreprises, emprise qui n'est cependant pas générale. Toute forme d'organisation est à la fois une technique instrumentale et une technique de domination sociale. Cette seconde visée, qui va tellement de soi qu'il n'est plus nécessaire de la formuler, passe par la destruction des structures sociales spontanées de l'entreprise, qu'elles soient internes ou externes comme la famille. Il n'y avait aucune nécessité à le faire. La violence sociale dans l'entreprise n'est pas nouvelle, mais cette forme de violence l'est.
Peut-on jouer la surprise devant les effets d'une telle pratique ? Là encore, il faut revenir en arrière, car les chercheurs de l'étude Hawthorne ne se sont pas contentés de mettre en évidence une réalité que l'entreprise ignorait, ils ont aussi voulu élaborer son interprétation. Pour y parvenir, ils se sont rattachés à la théorie sociologique, en particulier celle de Durkheim, et ont abouti à un corps de connaissances fondé sur les relations entre structures sociales, intégration et anomie. La structure sociale nous intègre dans la "normalité" tandis que son absence nous plonge dans le chaos des règles contradictoires. En fait, ils ont montré, ce que l'on constate aujourd'hui, que l'absence du fait collectif conduit au malheur social et à la folie.
Soignons les âmes et les corps. Mais cessons de chercher les causes de la souffrance collective là où elle n'est pas, pour méconnaître là où elle est : dans le social. Cessons de considérer comme normal, habituel, voire nécessaire, le fait considérable que représente l'arasement d'une structure sociale qui régit l'existence des humains. Cessons d'ignorer une quasi-loi sociale.

Lucien Karpik est sociologue (Ecole des mines et Ecole des hautes études en sciences sociales), auteur de "L'Economie des singularités" (Gallimard, 2007).