mercredi 20 janvier 2010

Management par objectifs, financiarisation des stratégies et perte des réalités


e Monde 18 décembre 2009
L'année 2008 a été marquée par une crise bancaire et financière inédite, 2009 est venue ajouter à l'ardoise une crise managériale de grande ampleur, dont se sont emparés acteurs politiques, syndicats, journalistes et consultants en management. Au-delà des suicides et de leur comptabilité macabre, il semble désormais établi que de nombreuses organisations sont devenues sources de stress et de souffrance, non seulement pour les opérationnels peu qualifiés mais aussi pour les ingénieurs et autres profils techniques, ainsi que pour le management intermédiaire.
Les remèdes actuellement expérimentés par les entreprises consistent, pour l'essentiel, à repérer et accompagner des individus en détresse, ou à re-souder les collectifs de travail à travers des"journées des équipes". Reconnaître les difficultés et prendre en charge les crises est un progrès indéniable, mais ne garantit pas que l'on s'attaque aux causes plus fondamentales du malaise. En particulier, il faut s'interroger sur certaines dérives liées à une utilisation dogmatique des systèmes de management par objectifs, qui se sont généralisés au cours de ces dix dernières années, en accompagnant la financiarisation des stratégies.
La logique sous-jacente au management par objectifs est simple : il est souvent plus simple de définir ce que l'on attend que la manière de l'obtenir. Ne pouvant définir "la" bonne manière de conduire l'activité, en particulier lorsque les projets ou métiers deviennent trop complexes, il est plus simple et plus responsabilisant de s'entendre sur des objectifs et de laisser aux opérationnels le soin de s'organiser pour y parvenir. Si ces objectifs sont atteints, récompensons les individus à l'aide de primes, s'ils ne le sont pas, sanctionnons-les.   Différents acteurs, à commencer par Peter Drucker (dont l'ouvrage de 1954 est considéré comme fondateur en matière de management par objectifs), ont cependant souligné les conditions exigeantes dans lesquelles devait s'appliquer le management par objectifs pour être véritablement efficace. Plus grave, l'usage de ces leviers peut favoriser des comportements déviants et se retourner contre l'intérêt de l'entreprise. En particulier, une confiance excessive des dirigeants dans les systèmes de management par objectifs, combinée à une incompréhension – ou, pis, à un désintérêt –pour l'activité et les différents métiers de l'entreprise peut s'avérer dangereuse pour une organisation et ses membres. A l'extrême, les dirigeants peuvent en venir à considérer que l'organisation, ses métiers et ses individus sont totalement adaptables et redéployables.
Dans une telle situation, l'entreprise perd son épaisseur stratégique. La direction n'est plus un organe où se négocient les objectifs de la firme, en articulant les demandes externes (des actionnaires, des clients) et ses ressources internes. Le rôle du top management se résume simplement à traduire et répercuter les objectifs des actionnaires sur les échelons inférieurs de l'organisation, sans s'interroger sur la capacité de l'organisation à atteindre, supporter, voire enrichir ces objectifs. A trop s'éloigner de l'activité, de ce que les individus sont capables de faire, le top management se désolidarise progressivement de l'entreprise. En réaction, les salariés s'interrogent et se demandent si les dirigeants jouent pour ou contre l'intérêt de l'entreprise, détruisant la confiance nécessaire à tout projet collectif. L'entreprise, entendue comme projet et potentiel collectif, est mise à mal.
Mais les effets les plus néfastes sont à craindre lorsque se développe une forme d'"autisme managérial", où le top management fixe des objectifs présentés comme non négociables, et ne souhaite plus prêter d'attention aux difficultés vécues par les acteurs qui réalisent l'activité. Au-delà du stress et de la violence que ces mécanismes génèrent pour les individus, le top management peut rapidement se retrouver pris à son propre piège. En effet, à partir du moment où tout écart par rapport aux objectifs devient synonyme d'incompétence, plus aucune information sur les dysfonctionnements ne filtre jusqu'aux organes dirigeants. Les opérationnels – middle managers, techniciens, acteurs projets –- deviennent plus animés par la peur de la sanction et le culte de l'indicateur que par le travail bien fait. Ils doivent de plus en plus jongler et prendre des risques pour réaliser leurs objectifs tout en menant à bien leur activité. Dans de telles situations, la direction risque de perdre le contrôle de l'entreprise.
C'est lorsqu'une crise grave éclate qu'elle prend conscience –trop tardivement – que les objectifs n'étaient pas tenables et que des dérives graves sont devenues routinières. De nombreuses crises industrielles récentes s'inscrivent dans un tel système, où l'usage inconsidéré du management par objectifs éloigne les dirigeants de l'activité, et rend invisibles des crises couvant depuis plusieurs mois, voire plusieurs années, dans l'organisation.
Le management par objectifs n'est pas, en soi, un mécanisme malsain. Mais ce n'est ni le seul, ni le meilleur levier de pilotage d'une organisation. Mobilisé de manière dogmatique, et combiné à une inattention pour l'activité et les opérationnels, il peut aboutir à une perte de contrôle sur l'entreprise qui peut avoir des répercussions catastrophiques sur la dynamique d'une organisation.
Aurélien Acquier est professeur à l'ESCP Europe et chercheur associé à l'Ecole des mines Paris Tech.