mardi 20 octobre 2009

La réunion - ONF et autres -Roger Cans -1993

La biodiversité en réduction L'île de la Réunion offre, sur une toute petite surface, un bel échantillon de diversité biologique. Mais cette richesse, déjà entamée, est encore très menacée
Article paru dans l'édition du 02.06.93

VEC un territoire grand comme seulement le tiers de la Corse, l'île de la Réunion présente une richesse biologique exceptionnelle. " C'est une des dix îles du monde au patrimoine naturel le plus riche ", n'hésite pas à dire Denis Clément, le nouveau directeur régional de l'environnement (DIREN). L'explication est d'abord géographique. Située en pleine région tropicale, sous les vents alizés de l'est qui apportent les pluies, la Réunion connaît une diversité de climats étonnante : certains de ses sommets reçoivent jusqu'à 15 mètres de précipitations par an, ce qui frise le record mondial ; quant à la côte sous le vent, à l'ouest, elle ne reçoit que 600 mm (moins qu'à Paris). De sorte que la végétation, étagée du niveau de la mer à 3 000 mètres d'altitude, comprend aussi bien de la forêt tropicale humide que de la savane sèche vulnérable à l'incendie, et même de la pelouse de montagne.
Les premiers marins qui abordèrent l'île en restèrent ébaubis. On n'a pas de récit des navigateurs arabes et portugais qui visitèrent l'île dès le XVI siècle et lui donnèrent le nom de Mascareigne (Mascareinhas). Mais l'Anglais Samuel Castleton, débarqué en 1613 à " Mascarin ", la rebaptisera England's Forest. " L'île est partout verte et agréable, écrit-il, partout agréablement revêtue d'une belle livrée, particulièrement de plusieurs sortes d'arbres dont la hauteur est admirable et le branchage plus épais qu'en aucun autre lieu du monde(1). " Cette jungle abrite une grande variété de tourterelles et de perroquets, et les étangs littoraux regorgent d'oies, canards et flamants roses, ainsi que d'anguilles géantes atteignant 25 livres !

Mais le plus étrange, pour les premiers voyageurs, est la présence d'" une grosse espèce de volaille de la taille d'un dindon, si grasse et à ailes si courtes qu'elle ne peut voler. Dix hommes en tuaient pour nourrir quarante personnes ". Non, il ne s'agit pas du fameux " dodo " ou dronte (Raphus cucullatus), cet énorme pigeon qu'on ne trouvait que dans l'île voisine de Maurice, et qui a disparu en 1693. C'est un cousin du dodo, le solitaire, présent seulement dans les îles de la Réunion et de Rodrigue, mais dont on ne possède aucun squelette ni aucune reproduction. Il se serait éteint au milieu du XVIII siècle.

L'autre animal providentiel pour les marins de passage était la tortue. Aussi bien les tortues marines venant pondre nuitamment sur les plages que la tortue terrestre (Dipsochelys elephantina), monstre préhistorique qui ne subsiste plus à l'état sauvage que dans l'île d'Aldabra, aux Seychelles, et dans l'archipel des Galapagos. Les malheureuses étaient embarquées à bord des navires comme chair fraîche, car elles sont capables de survivre plusieurs semaines sans s'alimenter.

Surgie de la mer

L'île Mascareigne, rebaptisée Bourbon en 1648 par le naturaliste français Etienne de Flacourt, apparaît alors comme un paradis terrestre, épargné par les fauves, serpents, insectes et miasmes qui pullulent sur le continent africain. On y vient pour s'approvisionner sur la route des Indes, on y débarque les malades qui non seulement guérissent, mais ne veulent plus rentrer. Un seul obstacle à la colonisation par l'homme : ce volcan qui tombe à pic dans la mer n'offre pratiquement aucun ancrage sûr pour les navires. Hollandais et Anglais lui préfèrent donc Maurice, au relief moins tourmenté pour l'agriculture et aux criques mieux abritées pour les navires. L'île va donc rester une escale garde-manger, où l'on vient faire le plein d'eau potable et de chair fraîche : tortues, solitaires, canards, anguilles, ainsi que chèvres et porcs introduits à dessein.

Cette luxuriance végétale et cette profusion d'animaux paisibles, pourtant, est relativement récente. L'île de la Réunion a surgi de la mer il y a entre deux et trois millions d'années. Une accumulation de lave, entassée sur une épaisseur de 4 000 mètres sous la mer, a fini par faire émerger un premier volcan, le piton des Neiges, qui culmine aujourd'hui à 3 069 mètres, puis un deuxième, le Piton de la Fournaise (2 631 mètres). Mais faune et flore n'ont pu coloniser le volcan que lorsque le piton des Neiges s'est arrêté de vomir sa lave, il y a vingt mille ans. A un moment où, dans le reste du monde, presque toutes les terres émergées étaient déjà peuplées par la flore et la faune contemporaines.

Partie de zéro en terme de diversité biologique, l'île s'est vite rattrapée. Les oiseaux marins, ignorants des frontières, ont tôt fait de coloniser falaises de basalte et vertigineux pitons. Certains même, comme le pétrel de Barau ou taille-vent (Pterodroma baraui), sont devenus endémiques de l'île, c'est-à-dire qu'ils ne nichent plus qu'à la Réunion (quelque trois mille couples au piton des Neiges). Au total, une quarantaine d'espèces d'oiseaux sont venues peupler l'île : soit naturellement, comme le flamant rose, aujourd'hui disparu, ou un busard de Madagascar (Circus maillardi), seul rapace rescapé de l'île ; soit introduits par l'homme, comme le martin (Acridotheres tristis), ce mainate indien importé vers 1760, qui est devenu l'oiseau le plus courant à la Réunion après le moineau (lui aussi introduit).

Portées par les courants marins et les oiseaux, les graines ont à leur tour colonisé le riche sol volcanique de l'île. Et comme l'évolution a suivi son cours en vase clos, des arbres nouveaux ont fait leur apparition : le petit natte (Labourdonnaisia calophylloïdes) et surtout le tamarin des Hauts ou chêne de Bourbon (Acacia heterophylla), une mimosacée que l'on retrouve en Australie et à Hawaï sous une forme très voisine, mais qui est spécifique de la Réunion. Quant au benjoin (Terminalia bentzoe), il est endémique des trois Mascareignes. Au total, sur sept cents espèces répertoriées de flore indigène, deux cent vingt-cinq sont endémiques de la Réunion. " Nous avons un taux d'endémicité supérieur à celui des Galapagos, souligne René Robert, descendant d'une vieille famille créole et professeur de géographie de l'environnement à l'université de la Réunion. Mais nous n'avons pas eu Darwin pour en faire la publicité ! " " Pestes végétales "

L'arrivée de l'homme, cependant, a bouleversé cet enrichissement biologique naturel. Les prélèvements des marins en escale ont fait disparaître le solitaire et la tortue terrestre. L'installation des colons, avec son cortège de chasses et de défrichements, a ensuite provoqué la disparition de nombreux oiseaux, dont une vingtaine d'espèces endémiques de l'île (il n'en reste plus que neuf aujourd'hui).Sont ainsi définitivement perdus, outre le solitaire, la huppe de Bourbon et le perroquet mascarin, dont on ne possède plus que des exemplaires naturalisés au XIX siècle, exposés dans le charmant Museum de Saint-Denis.

Cette réduction de la biodiversité a pris un tour particulièrement aigu dans l'océan Indien. Sur les cent cinquante-deux espèces d'oiseaux éteintes dans le monde au cours des trois derniers siècles, selon les travaux de l'Américain Greenway (1967), trente-cinq ont disparu dans les trois minuscules îles des Mascareignes !

L'hécatombe n'a pas épargné la flore. La forêt sèche a disparu, victime de l'abattage et des incendies. La forêt tropicale humide, que l'on appelle " bois de couleur des bas ", a été remplacée par la canne à sucre. Il n'en subsiste que des lambeaux de quelques centaines d'hectares, jalousement gardés par l'Office national des forêts (ONF). Certains cas sont presque désespérés : le conservatoire botanique de Mascarin, à Saint-Leu, abrite aujourd'hui l'unique exemplaire du veloutier de Bojer (Tournefortia bojeri), un arbuste retrouvé en 1985 dans un écart du cirque de Cilaos.

Sur les cinq cents espèces phanérogames indigènes de la Réunion, cent soixante sont endémiques, soit un taux voisin de 30 % _ un record. Une cinquantaine de ces endémiques sont aujourd'hui rares ou menacées. En outre, un millier d'espèces nouvelles ont été introduites, dont quatre cent trente sont aujourd'hui parfaitement acclimatées. C'est notamment le cas du Cryptomeria japonica, un conifère introduit au siècle dernier pour alimenter les scieries en planches (l'autre arbre exploitable, le tamarin, est surtout utilisé en ébénisterie). Les plantations de Cryptomeria s'étendent sur 2 400 hectares, mais l'ONF préfère aujourd'hui favoriser les futaies de tamarin.

Quelques-unes des espèces introduites sont considérées par les forestiers comme des " pestes végétales ", parce qu'elles envahissent le moindre espace libre au détriment des arbres. Parmi ces pestes, le goyavier et le bringellier (" fleur de patate "), venus du Brésil, et surtout la " vigne maronne " (Rubus alceifolius), une ronce de Thaïlande particulièrement envahissante. Sans parler du cerf de Java (Cervus timorensis), introduit au siècle dernier pour offrir aux chasseurs un autre gibier que les cabris (chèvres redevenues sauvages) et le tangue (Tenrec ecaudatus), un petit hérisson local.

Si l'on ne met un frein à l'évolution " naturelle " _ disparition des espèces endémiques au profit des exotiques, _ on peut parier sur un appauvrissement très rapide du patrimoine biologique de la Réunion. D'où la décision du ministère de l'environnement de créer en 1992 une DIREN dans l'île, et de confier à l'Office national de la chasse (ONC) la mission de reprendre en main la gestion de la faune sauvage. Cinq postes vont être créés pour constituer une " brigade de la chasse et de la nature " dans l'océan Indien (Réunion et Mayotte). Ces gardes devront aider la gendarmerie et l'ONF dans leur mission de surveillance et de répression, comme lors du braconnage des pétrels de Barau, en janvier dernier, signalé par des ornithologues... venus du Kenya. Leur mission sera aussi d'initier le public réunionnais à la conscience écologique, encore peu développée dans l'île.

Après le directeur de l'ONC, Christian Mary, qui a pris les premiers contacts il y a quelques semaines, le directeur de la recherche, Jacques Trouvilliez, va procéder dès l'automne à un inventaire approfondi de la faune réunionnaise actuelle, qu'on connaît finalement assez mal, faute de personnels spécialisés. Le gouvernement espère ainsi mettre un terme à l'abandon dans lequel se trouve la faune du paradis terrestre de l'ancienne Bourbon. Et la France pourra alors se vanter de préserver pour la communauté mondiale une terre de biodiversité encore privilégiée.

CANS ROGER